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Climat : êtes-vous DESParate ?

Avachi sur votre canapé en Alcantara de couleur taupe, et hypnotisé par votre téléviseur oled 55 pouces 4K, vous hésitez entre enchaîner sur le 12ème épisode de la saison 8 et vous faire livrer une pizza quatre fromages.

La télécommande.

Les chaînes se mettent à défiler par saccades, obéissant aux impulsions frénétiques sur le bouton + de la télécommande. Lassé de cette vaine procession, vous laissez le hasard s’arrêter sur une chaîne d’informations : le dernier tweet, très polémique, d’un député dont vous oubliez instantanément le nom, est férocement décortiqué par quatre journalistes.

Vous espérez que cette navrante séquence informative se termine, mais non : un écolo rabat-joie vient d’envahir l’écran. Que dit-il ? « attention si on continue comme ça, on ne tiendra pas les accords de Paris, on va dépasser les +1,5°C de réchauffement climatique, et c’est très grave, ce sera même catastrophique !». Bon c’est bien gentil tout ça mais vous ne comprenez pas pourquoi votre pizza met autant de temps à arriver, c’est que vous commencez à avoir sérieusement faim.

L’écolo rabat-joie continue sa logorrhée décliniste. «Il faudrait quasiment réduire à zéro nos émissions de CO2 d’ici 2050. C’est ce qu’il ressort du dernier rapport du GIEC [1] ! On brûle trop de pétrole !». Tiens, d’ailleurs cela vous fait penser que vous êtes presque à sec, il vous faut absolument faire le plein de la voiture demain avant de partir en week-end.

La jauge à carburant : il n'y a preque plus d'essence.

Pour un peu on voudrait presque que vous vous sentiez coupable de prendre votre voiture. Mais vous n’allez tout de même pas partir en week-end à vélo ! De toutes façons, vous n’y pouvez pas grand-chose, les émissions mondiales de CO2 n’ont fait qu’augmenter, +50 % depuis trente ans, et ont même été multipliées par six depuis 1950 [2] :

Emission de CO2 dans le monde depuis 1950

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A part quelques soubresauts comme les crises économiques de 2008 et sanitaire de 2020, la hausse est impressionnante. Et maintenant on vous enjoint de vous sevrer du pétrole dans les trente ans ! Il y aurait presque de quoi déprimer, et cela vous fait penser à votre série préférée, dont vous venez de gober trois épisodes d’affilée cet après-midi : vous êtes DESPerate. Quatre lettres : DESP pour que vous vous souveniez des quatre raisons de s’inquiéter, mais aussi d’espérer.

D comme Décarboner.

La solution paraît évidente : il suffirait de remplacer le pétrole par des énergies propres, par exemple de l’électricité produite avec des énergies renouvelables. C’est d’aillleurs la tendance à la mode : la voiture électrique se développe, on parle même d’avions électriques et de camions à hydrogène ! On plante des éoliennes partout et même les rois du pétrole sont en train de construire des méga-centrales solaires dans les pays du Golfe ! A ce rythme-là, nul doute que l’énergie produite est en train de se décarboner. L’évolution de l’intensité carbone de l’énergie devrait nous le montrer [3] :

Emissions de CO2 dans le monde par quantité d'énergie depuis 1950

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Cette courbe est bizarre, vous ne trouvez pas ? Jusqu’en 2000, l’énergie était de moins en moins carbonée, alors que seuls quelques illuminés se souciaient du climat. Et depuis 2000, depuis qu’on n’arrête pas de vous bassiner avec le réchauffement climatique voilà que ça stagne, avec même une légère augmentation !
A qui la faute ? On ne peut ignorer le rôle du charbon, l’énergie fossile qui émet le plus de CO2 et qui a fait l’essor industriel de l’Europe du XIXème siècle. La part du charbon diminuait gentiment jusqu’à atteindre un minimum de 25 % du mix énergétique mondial à la fin du XXème siècle. Mais il est reparti à la hausse avec le développement économique rapide de pays comme la Chine ou l’Inde pour atteindre 30 % en 2010 [4].
Et en 2020, l’ensemble des énergies fossiles représente encore 85 % de la consommation d’énergie mondiale.
Vraiment très déprimant tout cela. Au point où vous en êtes autant s’enfiler un quatrième épisode.

E comme Efficacité.

Puisque l’avènement des énergies bas carbone se fait attendre, réduisons donc l’utilisation des ressources fossiles, sans réduire le service rendu, bien entendu. Faire la même chose avec moins, c’est augmenter l’efficacité de l’énergie en l’exploitant plus intelligemment : réduire les pertes et le gaspillage, augmenter les rendements des machines ... Songez par exemple qu’une Peugeot 404 des années 70 consommait 10 L d’essence pour 100 km, alors qu’une voiture moderne de même puissance et de même masse consomme aux alentours de 6 L d’essence pour 100 km. Les progrès sont considérables, voilà notre salut [2] :

Energie consommée par richesse produite dans le monde depuis 1950

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Ah enfin une courbe orientée dans le bon sens ! C’est beau le progrès technique : il y a besoin de moins d’énergie qu’avant pour partir plus loin en vacances, fabriquer plus de téléphones, avec des écrans plus larges, et produire plus d’épisodes par saison !

Et cela touche tous les domaines : l’isolation thermique des logements permet d’économiser de l’énergie pour se chauffer. Il paraîtrait même que les antennes de la 5G sont plus efficaces pour mater youtube. Et le frigo dans lequel est en train de moisir le reste de votre pizza de la veille (une margarita) est fièrement estampillé A+++. Vous ne savez plus exactement combien de + figurent sur l’étiquette, mais c’est ce qu’il se fait de mieux vous a dit le vendeur dans le magasin d’électro-ménager.

Le gain en efficacité énergétique dépasse les 30 % sur les trente dernières années. Mais va-t-on réussir à tenir ce rythme ? On voudrait y croire. Et faire encore mieux ? Rien n’est moins sûr : plus une technologie est mature et plus les gains d’efficacité sont difficiles. Allez, arrêtez d’y penser et retournez à votre série : le dénouement approche.

S comme Sobriété.

A propos de dénouement, nous n’avons toujours pas trouvé de solution à notre problème de gaz carbonique et de dérèglement climatique. Récapitulons : décarboner c’est difficile, améliorer l’efficacité on y arrive mais pas suffisamment. Resterait alors ce que vous refusiez d’envisager : la sobriété. Consommer moins, ça fait mal : un écran plus petit, en basse définition, des épisodes moins longs, voire même plus d’épisode du tout, plus de série, rien, l’ennui, le vide.

Accompagnée d’une odeur puissante d’huile et de fromage bas de gamme, la pizza tant attendue vient enfin d’arriver, tiède. Le livreur a balbutié quelques excuses, il s’était trompé d’adresse. En fait, vous auriez pu aller la chercher vous même, à pied, ce n’est pas loin et quelques centilitres d’essence n’auraient alors pas été transformés en gaz à effet de serre par un moteur de scooter.

Mais non, vous tenez bien sûr à votre niveau de vie : la pizza doit devoir son apparition à la magie de la mécanique bien huilée, tout comme le téléviseur doit pouvoir se vanter d’un nombre impressionnant de pixels. Ainsi, la moyenne des niveaux de vie de tous les habitants du monde, assez bien représentée par le PIB (Produit Intérieur Brut) par habitant, a elle bien progressé [4] :

PIB par habitant, moyenne mondiale depuis 1950

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Cela augmente mais est-ce une bonne chose ? Pour le climat sûrement pas. Mais cette moyenne masque des inégalités abyssales : par exemple, si vous étiez milliardaire, vous pourriez vous faire livrer votre pizza (ou plutôt vos toasts au foie gras) par hélicoptère. Mais à l’autre extrémité de l’échelle sociale, vous seriez peut-être heureux de marcher une demi-heure pour n’avoir qu’un bout de pain.

Comment alors réduire cette richesse moyenne par personne ? Vous en conviendrez, il est très difficile de demander au pauvre d’être encore plus pauvre, et il est bien plus facile à ceux qui ont du superflu de s’en séparer. Comme le milliardaire, certainement. Comme vous ? A vous de décider si vous vous sentez concerné.

Vous allez réchauffer votre pizza au four… mais un sentiment de culpabilité vient vous contrarier. La sobriété voudrait-elle que l’on mange froid ? Non, vous allez d’abord terminer la vieille margarita qui traîne dans le frigo au lieu de la jeter.
L’épisode est terminé. La musique lugubre du générique emplit le salon pendant que le nom des personnages défile sur l’écran noir.

P comme Population.

Dernière cause et dernier facteur multiplicateur : le nombre d’habitants sur Terre [5]. Cela semble à la fois évident et inéluctable : plus nous sommes nombreux et plus nous produisons de richesses, plus nous avons besoin d’énergie et plus nous émettons de CO2.

Evolution de la population mondiale depuis 1950.

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Finalement, que reste-t-il de tout cela ? Vous contemplez le reste de votre pizza, froide, légèrement racornie. L’odeur rance du fromage fondu va régner dans la pièce jusqu’à demain. L’écran oled vient de se mettre en veille et la pénombre s’est installée. Il serait temps de prendre un peu de recul.

Un peu de théorie.

Tout cela a été théorisé et mis en équation par un économiste japonais, Yoichi Kaya. Les émissions de CO2 mondiales ne sont autres que le produit des 4 termes que nous venons de voir :

L'équation de Kaya expliquée avec des graphiques

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Vous remarquerez que cette équation est par construction évidemment exacte, les termes à droite de l’égalité peuvent se simplifier pour retrouver le terme de gauche. Elle est intéressante car elle met en évidence quatre grands domaines d’action pour limiter les émissions de CO2 et ainsi lutter contre le changement climatique :

  • Décarboner l’énergie : remplacer le pétrole, le charbon, le gaz naturel par de l’énergie faiblement carbonée, principalement de l’électricité d’origine renouvelable ou nucléaire. Cela nécessite l’électrification de nombreux équipements (automobiles, camion, fours, machines,…).

  • Améliorer l’efficacité : améliorer le rendement des machines, isoler les bâtiments, augmenter la durée de vie des produits, et recycler.

  • Encourager la sobriété : consommer au juste nécessaire, ne pas gaspiller les aliments, manger moins de bœuf, se déplacer plus souvent à pied ou à vélo, baisser le chauffage.

  • Limiter l’augmentation de la population : l’éducation des filles semble être un bon moyen pour réduire sur le long terme le taux de natalité et limiter l’explosion démographique dans certains pays en voie de développement [6].

Mais évidemment comme toute théorie un peu simpliste, cette équation a ses limites :

  • seul le gaz carbonique issu de l’énergie est pris en compte, sans les autres sources d’émissions (méthane, déforestation notamment) qui impactent aussi le climat.

  • Les différents termes ne sont pas tous indépendants. L’effet rebond, ou paradoxe de Jevons en est un parfait exemple : l’amélioration de l’efficacité énergétique, en rendant le service plus attractif, entraîne une surconsommation et l’inverse de l’effet attendu. Ainsi, les progrès dans le rendement des moteurs thermiques a conduit à augmenter la masse et le confort des véhicules. Le déploiement de la 5G entraîne un renouvellement des terminaux portables. Et une meilleure isolation peut inciter à surchauffer son logement.

Et comment cela va-t-il évoluer jusqu’à la fin du siècle ?

La boule de cristal.

Boule de cristal

Il est tentant de simuler les émissions de CO2 grâce à cette équation de Kaya en prenant des hypothèses. Bien sûr on ne peut pas parler de prédiction, le modèle est beaucoup trop simpliste, mais cela permet de comprendre les impacts des différents facteurs sur les émissions de CO2.

Prenons donc quelques hypothèses :

  • la décarbonation accélère, à un rythme très ambitieux de 3 % par an,
  • l’efficacité énergétique se poursuit à un ryhtme de 1,5 % par an,
  • la richesse par habitant continue à progresser, mais beaucoup moins rapidement grâce aux efforts de sobriété des pays riches : 0,5 % par an contre 2 % actuellement.
  • la population va croître, selon le scénario médian de l’ONU [5] :

Des hypothèses de prévision pour les termes de l'équation de Kaya

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Après multiplication de ces quatre courbes entre elles, le calcul des émissions de CO2 montre une baisse spectaculaire de 2020 à 2100 :

calcul

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Ce scénario volontariste est-il réaliste ? Cela dépend de nous mais il nécessite une vraie rupture dans nos modes de vie. Est-ce suffisant ? Non, il faudrait approcher d’émissions nulles en 2050 pour espérer tenir les accords de Paris et rester bien en dessous des +2°C de réchauffement climatique [1].
Et croyez-vous que vous pourrez toujours commander des pizzas en regardant des séries en streaming sur un écran hyper-sophistiqué ?

Pour conclure.

Mais alors, qu’est-il possible de faire concrètement ? Agir sur la décarbonation (le D) de l ‘énergie est principalement du ressort des états et de l’industrie de l’énergie. Les gains d’efficacité énergétique (le E) vont dépendre de la recherche, de l’industrie, mais aussi des pouvoirs publics qui veilleront à bien orienter les investissements et à légiférer pour éviter les fameux effets rebonds. La sobriété (le S) est l’affaire de tous, collectivement et surtout individuellement, en adoptant un mode de vie plus frugal, dans lequel il faudra apprendre à retrouver des bonheurs simples. Quant à la croissance démographique (le P), nous n’y pouvons pas grand-chose.

Finalement, au lieu de prendre votre voiture pour partir en week-end, peut-être allez-vous tout simplement vous promener dans la forêt près de chez vous. Cela vous laissera le temps de méditer afin de trouver des raisons D’ESPérer.

Ballade en forêt

Publié le 24 janvier 2022.

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